Nous sommes le 2 janvier 1969. Les Beatles se retrouvent à Twickenham, dans un studio de cinéma (concrètement,  un hangar vide) pour commencer le projet Get Back. Get Back est un concept un peu foufou dont les Beatles ont le secret : composer un album entier, en faire un show TV, un concert dans un lieu inattendu, un album enregistré en une seule prise et un film retraçant l’histoire du projet (un making-of avant l’heure). C’est pour ce film que les Beatles sont constamment filmés laissant derrière eux plus de 60 heures d’images et 150 heures d’audio. C’est avec ce matériel que Peter Jackson (le réalisateur du Seigneur des Anneaux) a pu créer un documentaire de près de 8h (et encore, c’est pas la version longue).

Définir les objectifs, les prioriser, les rendre mesurables

Le 2 janvier, les quatre musiciens commencent le projet avec seulement deux éléments : Une vague idée du concept et une deadline : le 31 janvier. A cette date-là, Ringo Starr devra rejoindre le tournage du film The Magic Christian et Glyn Johns, l’ingénieur du son, partir pour un autre enregistrement. Rapidement, des dates sont fixées. Le show TV aura lieu le 22 et le concert le 23.

Toute l’équipe a donc 3 semaines pour mettre l’entièreté du projet en place. Si sur le plan créatif, on ne se fait pas trop de soucis (le duo Lennon/McCartney, c’est 300 chansons, un album tous les 6 mois en moyenne, la sortie 3 mois plus tôt de l’album blanc – 30 titres sur un double vinyle), on imagine que les responsables de la logistique doivent être en PLS. D’autant plus que rien n’est finalisé mais pas de panique, les FabFour sont sur le coup ! Entre 2 morceaux, ils se réunissent (mais jamais tout le monde en même temps) et échangent :

«  – On devrait le faire, ici, le concert, non ?
 – Je sais pas, c’est moche… 
– Ouais…« 

Et ils repartent jouer un autre morceau…

Ou alors, quelques jours plus tard :

«  – On pourrait jouer dans un théâtre romain, en Lybie, on jouerait dos à la mer, ce serait super…
 – Bonne idée !
 – Bah, je sais pas trop si j’ai envie de jouer en concert.
 – Ah ?« 

Et ils repartent jouer un autre morceau…

Alors que l’on est à quelques jours de la date fatidique :

«  – JE SAIS ! ON VA JOUER SUR UN BATEAU !
 – Avec des gens ?
 – Ouais !
 – On sera plusieurs jours avec des gens ?
 – Ben ouais…« 

Et ils repartent jouer un autre morceau…

Et nous, spectateurs, on se surprend à sauter sur la TV : « Mais vous allez les terminer vos conversations !?« . Frustration, frustration.

Concernant les morceaux, il est amusant de voir George Martin, le producteur historique, s’en inquiéter :

«  – Les gars, il faut combien de morceaux pour l’album ?
 – [Paul] On a dit 14 titres
 – Et vous en avez combien ?
 – On en a 3 mais j’en ai 4 qu’on peut travailler, John en a 3, Georges a tel morceau et tel morceau… On est bien
 – OK !« 

Puis quelques jours après :

«  – Vous avez fait combien de morceaux, là ?
 – On en a 3 mais on est bien.
 – OK !« 

Et encore plusieurs jours tard :

«  – Vous en êtes ou des 14 morceaux ?
 – En fait, on va en faire 11.
 – OK et vous en avez combien ?
 – 3 !
 – …
– Mais on est bien.« 

Et c’est sans surprise que le show TV a été annulé, que l’album n’aura pas été enregistré et que le grand concert n’aura pas lieu. Et les images de Michael Lindsay-Hogg ne feront pas le film escompté (mais un super documentaire 50 ans après). Les raisons de cet échec sont nombreuses mais essayons de les analyser avec nos yeux d’agilistes.

Tout d’abord, le respect de la phase de conception. Tout développeur d’ESN vous le dira, enfin plutôt, vous le criera avec des larmes dans les yeux : on ne commence pas à développer AVANT que les US aient été formulées, écrites et partagées. Et, évidemment, on n’écrit pas les US avant d’avoir définit l’objectif du produit. Donc, John, tu poses cette guitare et tu files au tableau blanc !

Quel était l’objectif de Get Back ? Après presque 3 ans sans concert et l’enregistrement chaotique du White Album, les Beatles voulaient renouer avec leurs débuts : composer ensemble (versus chacun dans son coin), enregistrer en une prise (versus de multiples prises sophistiquées) et soumettre les titres à un public (concert/show TV).

Je vois un sourcil se lever : vous avez vu le documentaire et ce n’était pas clair du tout ? Et bien justement, c’est parce que ce n’était clair pour personne que ça a échoué.

Donc, pour écrire les objectifs, on se met dans un coin du studio de Twickenham (où il y a le plus beau mur) avec la Team (John, Paul, Georges et Ringo – pas toi, Yoko) mais aussi les parties prenantes (George Martin, producteur, Glyn Johns, ingénieur du son, Michael Lindsay-Hogg, réalisateur et Mal Evans, road manager) et personne ne sort tant que les post-its ne seront pas remplis :

  • Objectif #1 – P0, le show en public. Pourquoi ? Combien de titres ? Où ? Quand ? Quel format ?
  • Objectif #2 – P1, l’album. Pourquoi ? Combien de titres ? Où ? Quand ?
  • Objectif #3 – P2, le film. Pourquoi ?
  • Objectif #4 – P2, le grand concert. Pourquoi ? Combien de titres ? Où ? Quand ? Quel format ?

Tout le monde est OK ? Tout le monde s’engage ? Tu arrêtes de faire la gueule, Georges ? Allez, hop, tournée de thé pour tout le monde, c’est moi qui régale !

Afficher les objectifs et le chemin à parcourir

Dans son documentaire, à la fin de chaque journée, Peter Jackson montre un calendrier sur lequel sont affichées les dates du show et du concert et coche la journée terminée. Ainsi, en voyant les jours qui passent, nous, spectateurs, tremblons de tous nos membres. « Oh mon Dieu, ils n’y arriveront jamais« . Et on a envie de les aider car on y croit, nous : « John, Paul, I’ve got a song for you, it’s a traditional song from Bretagne. Listen. I hear the wolf, the fox and the belette / I hear the wolf and the fox singing ! You like it ?« . On est tous en panique mais pas les Beatles.

Et pourtant, combien de fois entend-on, dans le film, « on est quel jour ?« , « c’est dans combien de jours ? » ? Peut-être aurait-il juste fallu afficher le calendrier de Peter Jackson montrant visuellement les jours qui s’égrènent et les échéances qui se rapprochent ?

Autre élément de Management Visuel qu’on aurait pu mettre, c’est un burndown chart, spécialement dédié à Paul McCartney. On l’aurait appelé le Pauldown chart. En abscisses, il y aurait les jours passés et en ordonnées, le nombre de chansons à créer. Et croisant tout ça, une droite théorique allant de 14 à 0. De cette manière, Macca se serait surement rendu compte que 3 chansons terminées à 2 jours de l’échéance, c’est pas top et qu’il faudrait arrêter de perfectionner « I’ve got a feeling » pour passer à autre chose.

Proposer, s’écouter et décider ensemble

Comment nait une chanson des Beatles ? Avec plus de 200 titres à leur actif, Lennon et McCartney ont une manière de fonctionner bien rodée : l’un vient avec une idée de chanson, le second la pousse dans ses retranchements (il la « challenge » comme on dirait de nos jours) et, enfin, Georges et Ringo viennent apporter les dernières petites touches indispensables pour que la magie opère.

Quand le projet débute, Paul McCartney, bosseur invétéré, arrive avec une dizaine de chansons et John Lennon… aucune, si ce n’est une ébauche d’un titre appelé Road to Marrakech. Georges Harrison, qui s’est découvert un vrai talent d’auteur, arrive lui avec 4 titres. Quand les répétitions commencent, même si tous les morceaux sont pris en compte, le spectateur se rendra très vite compte que ce sont principalement les titres de McCartney qui seront travaillés, ce dernier se trouvant souvent à la baguette. Et quand de nouveaux morceaux arriveront, ils seront tous copieusement ignorés, à l’exception de I dig a pony de Lennon. Et pourtant, parmi ces morceaux se trouvent Sometimes (qui finira #1 des ventes mais dans l’album suivant), Jealous Guy (sur l’album Imagine de Lennon), Octopus’s Garden, etc.

La frustration des musiciens de ne pas travailler leurs propres morceaux est palpable et les conséquences sont immédiates : Lennon se désengage de plus en plus du projet et Harrison s’impatiente (« Je jouerai tout ce que tu voudras. Et si tu ne veux pas que je joue, je ne jouerai pas. Tout ce qui te fera plaisir, je le ferai« ). Et puis le coup de tonnerre : le 10 janvier, Georges Harrison quitte le groupe. Il dira un peu plus tard qu’il avait composé suffisamment de chansons pour les « 10 prochaines années« .

L’agiliste verra facilement qu’il n’y a plus ici une équipe, mais une somme d’individualités. Individualités avec un leader autoproclamé, ce qui n’arrange rien. Une équipe auto-dirigée ne fonctionne pas si les décisions ne sont pas prises avec l’entièreté des membres du groupe. Ça permet à tous de s’impliquer, de participer à l’intelligence collective et, surtout, de se sentir inclus dans la « famille ». C’est ce que faisaient les Beatles à leurs débuts et c’est comme ça qu’ils ont atteint le succès que l’on connait.

Que dirait le coach ? La mise en place de rituels pour forcer les échanges entre les Beatles aurait été un bon début. Pourquoi ne pas mettre en place une espèce de daily meeting avec la cup of tea du matin avec juste 3 points :

 – Comment ça va ? Quelle est l’humeur du jour ?
 – Avez-vous amené des chansons aujourd’hui ?
 – Qu’est-ce qu’on travaille aujourd’hui ?

Le premier point permet d’amorcer les relations humaines : je m’intéresse à toi et je te promets de ne pas t’ennuyer car tu as une gueule de bois carabinée. Le second point est double, tout d’abord, il permet de prendre en compte les travaux de chacun puis d’amorcer une dynamique de productivité : « j’ai ramené une chanson tous les jours, ça leur a plu, ça me motive pour gratouiller un petit quelque chose que je soumettrai demain« . Et évidemment, le troisième point permet de décider ensemble des travaux du jour en fonction de l’humeur du groupe (cf le premier point).

De l’importance du nouvel arrivant

Get Back ne montre pas que des images négatives de la vie d’un projet. Il y en a même une particulièrement rafraichissante, c’est celle de l’arrivée de Billy Preston. Et pour paraphraser Simon Pichon, oui, il faut profiter de l’impact du nouvel arrivant !

Le 22 janvier, Billy Preston, un musicien américain que les Beatles ont connu quand ils jouaient à Hambourg en 1962 arrive dans le studio. Il est de passage en ville et vient simplement saluer ses copains. Et que font 5 brillants musiciens quand il se rencontrent ? Et bien, ils font de la musique, pardi. Preston enfourche le piano électrique et c’est parti pour un gros bœuf convivial. McCartney montre alors la chanson Get Back, Preston accompagne et bluffe tout le monde. A l’unisson, les 4 de Liverpool lui demande de les accompagner sur l’album, le claviériste accepte, évidemment, et c’est ainsi que, pendant 2 semaines, les Beatles furent cinq.

Pour que l’intégration du nouvel arrivant soit réussie, il y a des étapes à respecter et sans rien connaitre de ce processus, les Beatles ont parfaitement respecté la marche à suivre :

  • Présenter le projet et la vision
  • Faire l’accueil avec toute l’équipe
  • Partager des moments de travail et des moments conviviaux
  • Le mettre en équipe sur le cœur du projet et non pas seul sur une tâche subalterne

Ce sont ces conditions qui permettent que la magie du nouvel arrivant opère : la morosité des Beatles a fait place à un vrai plaisir de jouer, les visages ne montrent que des sourires, chacun donne l’impression de donner son meilleur et même Paul McCartney se met plus en retrait pour servir le groupe. Merci Billy Preston.

Get Back n’aboutira pas mais, à partir des dizaines de pistes enregistrées, le producteur Phil Spector en fera un album, Let it be, qui sortira en 1970. C’est cet album que j’écoute, au moment d’écrire ces lignes, bien assis sur mon canapé, rêvant de refaire le monde avec 3 post-its !

Car c’est bien de ça, dont on parle : de douce rêverie. Il sera facile d’argumenter qu’une méthode industrielle est antinomique de la création artistique, ce à quoi je m’inscrirai en faux. Créativité et méthode sont les deux éléments indispensables à la réalisation d’un projet. Un développeur sans imagination ne vaut pas beaucoup mieux qu’un artiste sans cadre de travail et les deux domaines auraient beaucoup à apprendre l’un de l’autre. Alors, ouvrons les frontières, tordons le coup aux problèmes.

There will be an answer, let it be.

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