Une vieille légende* raconte qu’un jour, un roi était usé. Les évènements de la vie lui causaient peine et souffrance. Il demanda alors à ses sages de l’aider à trouver une pensée. Celle-ci, une phrase vraie en tout temps, lui permettrait de saisir la réalité de ce qu’il vivait. Ainsi, il pourra y faire face avec calme et sang froid.

Un vieux serviteur assistait à la scène. Mais comme il n’était pas un sage érudit, il laissa ces hommes de savoir à leurs débats le temps de faire des achats pour le palais sur le marché.

Sur place, il croisa le chemin d’une vieille dame seule et abattue. Il lui demanda pourquoi elle était ainsi. Elle lui répondit qu’elle prenait conscience de son âge, et de la façon dont elle avait gaspillé ses jeunes années. Continuant ses achats, le serviteur croisa le chemin d’un homme heureux. Le bonheur lui souriait enfin, après des années de souffrance et de pauvreté. Un peu plus loin, un marchand ruiné demandait la charité, lui qui n‘avait pas su profiter de sa richesse passée.

Ces rencontres donnèrent au serviteur une idée. Il retourna au palais, et ignorant les sages, prononça devant le roi cette phrase: “Cela aussi passera”. Touché par la profondeur et la vérité de cette phrase simple, le roi la fit graver dans sa bague. Il pourrait la lire à chaque grande victoire comme à chaque grande défaite. Il se rappellerait du côté éphémère des moments de la vie pour se libérer de l’emprise des émotions qu’ils génèrent.

La reconstruction des souvenirs, par les émotions

Mais qu’est-ce qu’il raconte? A ce stade de votre lecture, c’est la question que vous êtes probablement en train de vous poser. Si je veux partager cette réflexion ici, c’est parce qu’elle m’a aidé à traverser des heures sombres de mon histoire personnelle. Sans la prise de recul que nous offre cette phrase à l’apparente simplicité, je n’aurais pas pu lever la tête et voir ces instants de bonheur que nous offre la vie: une naissance, de nouvelles personnes qui croisent notre chemin, des succès au travail, de nouveaux collègues extraordinaires …

Un événement est un moment de vie éphémère. Cela aussi passera. Alors nous devons prendre connaissance de nos sentiments dans ce moment. Les accepter pour mieux les intégrer dans notre vie et agir en conscience. Si douloureux ou heureux un évènement soit-il, cela aussi passera.

La mémoire, ce puzzle

Je pense fondamentalement que ce ne sont pas ces moments en tant que tels qui nous construisent, mais la façon dont nous les affrontons. Comment nous en ingérons les conséquences, c’est ce qui nous définit au fil du temps. Pourquoi? Ce serait ainsi que fonctionne notre cerveau : il n’enregistre aucun souvenir réellement. Lorsque vous vous remémorez cette fête de famille, cet atelier chez ce client, cette avant-vente foirée ou cet apéro avec les potes, votre mémoire est tout ce qu’il peut exister de moins fiable.

Ce dont vous vous souvenez, ce sont les sentiments que ces évènements vous ont procuré. Votre cerveau fait le reste du taf en reconstituant l’histoire. C’est la théorie de la mémoire constructive. Elizabeth Loftus en parle longuement lors de ses conférences TED : nous affirmons souvent nous souvenir de choses qui ne sont jamais arrivées. Plus largement, Daniel L Schacter and Donna Rose Addis évoquent dans leur étude publiée à la Royal Society Publishing intitulée “The cognitive neuroscience of constructive memory: remembering the past and imagining the future” un chevauchement entre mémoire et projection dans l’avenir : certaines distorsions dans nos souvenirs impacteraient nos processus adaptatifs.

Notre mémoire est pourtant très fréquemment manipulée par des choses insignifiantes dans notre quotidien. Ainsi certains d’entre vous seront sûrs que le bonhomme monopoly a un monocle par exemple. Ou même que la sorcière de blanche neige et les sept nains disait bien “miroir, mon beau miroir” (prenez le temps de vérifier, mais revenez ensuite, nous n’avons pas fini) …

C’est pour cela que les témoignages ne constituent jamais une preuve incriminante en tant que tel, sans un autre élément les corroborant. De la même façon, dans la démarche scientifique, les expériences personnelles sont presque au plus bas de l’échelle de preuve, à peine au-dessus de la rumeur, mais en dessous du billet d’humeur (tel que pourrait être considéré cet article me direz vous!).

Contrôlons nos souvenirs

Ma proposition est donc la suivante: Puisque nos souvenirs pourraient aisément être manipulés, en se reposant sur nos sentiments et nos émotions… Pourquoi ne pas s’en prémunir en adoptant une posture différente, en acceptant qu’ils sont de toutes façons déformés pour les réinterpréter? Et si une attention accrue à la prise de conscience de nos émotions, leur acceptation, nous permettait de mieux en prendre le contrôle, afin de contrôler le souvenir que nous aurons d’un moment de vie? Car cela aussi passera.

Et tant qu’à y être, pourquoi ne pas le faire avant qu’on ne le fasse pour nous? Notre contexte social, nos biais cognitifs, tout joue contre notre mémoire. Je me souviens que pendant ces moments difficiles évoqués plus haut, je ne pouvais vivre ma peine selon les termes que j’avais décidé. La pression sociale était telle que je devais feindre certains comportements afin d’échapper aux jugements réprobateurs. Alors je me suis forcé à être triste. Plus tard, j’ai compris qu’il était ok de m’autoriser à assumer mon propre mécanisme de gestion de la peine. Aujourd’hui avec le recul, cette peine s’est transformée en douce mélancolie. C’est l’hypothèse que je propose d’explorer ici : si nous laissons nos biais et la pression socio-professionnelle guider nos émotions, alors nous ne serons pas en mesure d’en faire des éléments fondateurs de quelque chose de positif. Et pourtant, cela aussi passera.

Avoir conscience de sa conscience

Elle est une sorte de système immunitaire qui lutte contre certaines envies primaires qu’on nous inculque de réprimer. Ce faisant, nous cherchons à éviter de ressentir certaines émotions négatives comme la culpabilité ou la colère. Et par là même également les émotions positives qu’on nous dit être inappropriées comme la joie.

Celles-ci sont pourtant essentielles pour “évoluer”. Nous en avons besoin. Le point de ce billet d’humeur n’est pas de faire l’apologie du contrôle des émotions. Je crois que c’est impossible (sauf pour les compatriotes de Spock, mais c’est une autre histoire). Au contraire même, contrôler ses émotions garderait à la porte les évènements fondateurs tels que ceux que j’évoquais plus haut. Si on se protège du toxique, on perd également les sentiments qui nous construisent.

Je fais une différence ici entre contrôler ses émotions, et nous contrôler nous-même. On ne contrôle pas des émotions, mais je crois qu’on peut apprendre à les reconnaître, à vivre avec mais sans se laisser envahir par elles. Les accepter mais ne pas les laisser nous guider, car, au fond, cela aussi passera.

Et le boulot dans tout ça?

Dans notre travail d’accompagnants agiles, nous nous confrontons souvent à des situations à fort potentiel anxiogène. Que ce soit un atelier qui se passe mal, des collègues qui découvrent que leur position va changer, des organisations qui se transforment… Tous ces contextes où les émotions peuvent prendre le pas sur notre capacité à démontrer de l’empathie ou de la compassion. Ces instants où nous avons du mal à adopter le pragmatisme nécessaire à l’analyse d’une situation avec sang-froid.

Prendre conscience de nos biais et de notre nature faillible peut nous aider non seulement à mieux affronter ces instants délicats, mais aussi à en tirer le maximum de bénéfices.

La prochaine fois que vous serez en atelier avec un participant trollesque cherchant à vous déstabiliser parce qu’il est effrayé du changement que vous symbolisez, vous vous rappellerez de cette précédente situation similaire. Non pas parce que votre estomac s’est noué par la colère de voir cette personne détestable vouloir vous saborder et que cela se produit de nouveau, mais parce qu’après un temps de prise de recul vous êtes parvenu par la discussion et l’ouverture à établir un dialogue et embarquer votre collègue.

Et cela aussi passera.


* Cette légende nous a été rapportée dans autant de versions qu’elle a connu d’auteurs. Souvent le roi Salomon est cité, soit comme le roi soit comme le serviteur. J’ai fait le choix ici d’en broder une version compatible avec la taille de cet article.